MONTREAL 
Vol. 1 No '1 Le Numero1 20 Sous 

SOM MAIRE -No. 7. Juillet 1918 
F!mN",L\"ll PH.f.:FOt\T},L\"E L'archilecture canadienne. .\Ln'Jll'lt LK!'O~DAL ................L'dme canadienne. PIKHHI<: .f. llFPUY .Apaisem,mt (pa€me). l{. L.\HOQtH: DE RUQ\JJ~BRl:NE Hommage ii Nelligan. 
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L'ARCHITECTURE CANADIENNE 

S'il n'existe pas encore d'art litteraire canadien-fran~ais, ni d'art musical canadien, c'est une question hors de ma competence et je n'en veux pas discuter. Mais je peux affirmer qu'il y a une architecture canadiem;e. 
Les maisons baties par nos 


peres, sans souci d'imitation de !'antique et sans pretention a la richesse, donnent une impression d'art. Dans tous nos vieux villages canadiens on trouve des 
exemples de cet art. C'est un art 

simple et robuste qui meritait de vivre. Le mauvais gout et la fausse science l'ont etouffe et, peut-etre, tue. Mais j'espere que la tradition architecturale canadienne renaitra en depit des speculateurs et des architectes abonnes ades revues d'architecture fran<;aises et americaines. · 
Nos ancetres normands et bretons ont di1, cvidemment. construire leurs premieres habitations semblables a celles de leur pays d'origine; mais Jes conditions de climat, Jes mate
. riaux et !es besoins n'etant pas Jes memes, ils ont ete force de se plier aux necessites du pays nouveau. La tuile n'existant pas, ils ont du se servir de bardeaux de cedre pour !es couvertures. La pierre, plus <lure ici qu'en certair.es parties de la France, a du etre employee autrement. Pe-u a pet; !es maisons prirent un caractcre special au pays; on sent encore un peu l'influen:::c franc;aise, mais nos ariciennes mai~0ns sont canadiennes avant tout. Je ne crois pas que nos ancetres constructeurs aie:1t eu la pretention riuicule de rreer, par un 

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effort de vo4onte, un art architectural oanadien; on ne cree pas ainsi un art. Le caractere artistique de ces anciennes architectures vient, plus simplement, de ce que nos peres construisaient avec hon sens, en employant Jes materiaux qu'ils trouvaient auteur d'eux, et de ce qu'~ls renaient surtout a avoir une bonne maison, bien solide, dans laquelle leurs fils et leurs petits fils pourraient habiter 
apres eux. Quand, par hasard, se trouvait dans leur village un mar;on, habile sculpteur, ils faisaient de:orer les, :o~beaux et quelquefois !es linteaux des portes et fenetres. C eta1t Ja seule ornementation qu'ils se permettaient. 
On me dira que construire une bonne maison solide et confortable ne suffit pas a faire une oeuvre dl'art et c'est juste. Mais quand aux qualites pratiques du construcreur vient s'ajouter un sens des proportions, nous avons une oeuvre d'art. Les anciens constructeurs canadiens avaient un sens des proportions qu'on retrouve rarement chez nos architectes actuels. Ils avaient aussi une qualite, bien rare aujourd'hui, la sobriete dans la decoration. Ils clterchaient plus aobtenir un effet de beaute par des proportions agreables que par une decoration abondanre. 
Dans les villes, Jes maisons etaient plus luxueuses, plus hautes, mais le caractere restait le meme. En quelques endroits on sent, plus que dans Jes campagnes, ]'influence des architectures europeennes. A Montreal, quelques maisons laissent voir une influence anglaise tres prononcee, mais elles restent canadiennes dans leur caractere general. 
Je ne peux pas arriver a comprendre qu'a une certaine epoque, on ait abanoonne toute tradition canadienne. Dan-: !es quartiers riches on s'est mis a construire des palais ita~iens, des hotels parisiens, des cottages americains et anglais. Dans Jes quartiers moins fortunes, on a renouvele de fond en comble !'architecture; on a fait des constructions monstrueuses qui ne s'apparentent a aucune architecture connue, ni ancienne, ni moderne. On a construit en depit de tout hon sens et on 
211 

dirait, parfois, en voyant certaines rues, qu'un vent de folie a scuffle sur !cs constructeurs de Montreal. Et encore, s'il n'y avait que Montreal!... Je me souviens avec peine de la brave dame de Quebec qui me disait un jour: "Vous savez, a "Quebec, on commence a se moderniser. On construit de "bel1es maisons maintenant, avec de beaux escaliers, comme "a Montreal. "Pauvre Quebec!" 
II serait ridicule que les architectes se 


missent a copier servilement nos anciennes architectures canadienncs, mais ils devraient s'en inspirer et essayer a'I reconstituer le caractere special. Que nos architectes abandonnent un peu !es inspirations des revues americaines et frarn;aises, qu'ils soient un peu plus des constructeurs et moins des pasticheurs habiles. Que nos eglises surtout, soient moins en simili-gothique, simili-ro

man, ou simili n'importe quoi. Si on n'a pas 1es moyens materiels de faire une veritable construction gothique, qu'on ne fasse pas un trompe-l'oeil en bois et platre; c'est ridicule, laid et peut-etre malhonnete. Combien nos vieilles eglises de campagne sont belles dans leur simplicite, quand on a vu toutes t~s pretentieuses architectures qui ont ete construites depuis quelques annees ! · 
On me dira qu'une maison de rapport a dix etages ne peut rout de meme pas ressembler au chateau de Ramesay: C'est evident. Mais pour de telles constructions, qui sont des necessites dans une grandle vrnie, on peut etudier un ensemble qui ne soit pas trop exotique ni trop archeologique et qui soit logique, tout simplement. 
Mais pourquoi, lorsqu'on construit une habitation particuliere, fait-on un bungalow califomien ou un palais espagnol? quand ii existe deja un art architectural canadien qui ne demande qu'a etre developpe. Les americains du nord ont eu un art architectural bien caracterise: c'est le style colonial; ils essaient aujourd'hui, iavec raison, de le ressusciter. Nous a.ussi nous avons une architecture. , 'allons done pas a l'etrano-er chercher des inspirntions.
,., 
212 

Je ne veux pas dire que c'est un tort d'aller etudier !'architecture aux Etats-Unis ou en France, c'est necessaire quand on Je peut. Un architecte doit se tenir au courant de tout ce qui se faiit dans le monde entier; et, pour apprendre a f?nd la theorie de )'architecture, Paris est enco-re ,le seul endro1t. 

Quand je parle d'une architecture d'inspiration canadienne, je ne veux parler surtout que pour un certain genre de constructions. Les exemples d'art architectural canadien ne comportent que des eglises et des habita

trons; pour Jes constructions de musees, bibliotheques, banques, etc... nos architectes ne doivent chercher d'inspiration que dans eux-memes. Qu'ils £assent une be11e architecture, qui ne soit pas trop un pastiche, c'e91: tout ce que je leur demande. Un edifice comme la Banque de Montreal est une vraie oeuvre &art. II est au dessus d'un ant regional et ii serait aussi beau a Paris ou a New-York. Mais tous Jes architect es n'ont malheU'l'eusement pas cette puissancc d'expression, et ils se sentent obliges de faire des pastiches. 
Je voudrais qu'au lieu de chercher des inspirations americaines ou fran<;aises, quand ils ont un "cottage" a construire, nos architectes regardent plutot autour d'eux et voient un peu ce que nos ancetres ont fait. Les conditions ne sont pas absolument Jes memes, ii est vrai, mais on peut faire evoluer !"art airchitectuoral canadien sans rien Jui faire perdre de son caractere. 
Je crois qu'il serait utile pour nos etudiants en architecture de faire ,un relevc de tous Jes plus beaux exemples de nos anciennes architectures. Ce serait une source d'inspiration pour tous Jes architectes qui sembleP.it par trop ignorer J'exi~tence a'un art national. 
FERNAND PREFONTAINE. 
213 
L'AME CANADIENNE. 

Nous assistons, depuis quelque temps, aune efflorescence d'activite intellectuelle et artistique qu'aucun observateur attentif ne saurait nier. Nous semblons sortir d'un sommeil ldhargique, ou tout au moins d''lln marasme profond. Ceux qui participent a ce mouvement ne manqueront pas d'eprouver une satisfaction profonde, celle de tout bon apotre en face des resultats acquis, ceile de tout semeur d'idees devant le sillon largement trace OU deja 8eve la moisson. 
Ou trouver la gcnese de ce renouveau? Car en fin la generation spontanee n'existe pas plus dans le monde de la pensee que dans celui des etres organises; et si nous voyons aujourd'hui eclore un nouvel organisme, c'est qu'un travail obscur et lent de germination a depuis longtemps prepare cette eclosion. 
Le progres est fatal,, a-t-on dit. Et rien n'est plus vrai. II a des phases obscures ou tout semblle mort; il a des realisations soudaines et merveilleuses. En ieffet la vie n'a jamais cesse: le froment qui eleve vers le soleil de juin sa tigelle encore tendre et sa fleur, sort d'un grain qui avait ete confie a la g!ebe par une main prevoyante. II serait ingrat de l'oublier ou de le meconnaitre. Dans l'enivrement de fa recolte le moissonneur ne songe plus acelui qui a prepare cette joie. Pourtant, sans Jes maitres patients et devoues dont l'obscur labeur a suscite !'amour et le souci du Beau, cultive les talents rendus possibles Jes succes futurs, le present ne serait pas si riche de promesses, ni l'avenir meilleur que le passe. 
Aussi bien le be-I elan de notre jeunesse vient-il a son heure. Les douloureux evenements que nous traversons ont fait surgir de nouvelles activites, de nouveaux devouments. Heritiers du genie latin sur cette terre d'Amerique, des jeunes Canadiens aspirent a elargir leur foyer intellectuel, a faire rayonner le genie artistique propre aleur race. 
On a dit que nous avions jusqu'ici ignore la France, au
tant que nous avions ete ignores d'ehle. La premiere affirma
tion n'est pas rigoureusement exacte; quant a la seconde, 
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elle n'cst que trop vraie. II ne s'agit pas toutefois de faire ici Oe proces de cette situation. Envisageons simplement Jes faits pour en tirer des conclusions pratiques. 
II est evident que, pour realiser nos aspirations artistiques et litteraires, ii nous faut de plus en plus nous developper au contact intime et constant de !'art et de la litterature europeenne, puiser aupres des maitres de la pensee frarn;aise la clarte, la sobriete et la justesse de !'expression. 
Ces qualites, qui sont encore chez nous le partage d'un petit nombre, devraient penetrer peu apeu chez tous ceux qui se m&lent de parler ou d'ecrire. Et nous sommes vraiment sans excuse de laisser subsister plus longtemps le jargon dont se servent nombre de nos avocats, le galimatias qui deshonore la plupart de nos journaux, le charabias de notre langage administratif, la conversation rclachee, emaill6e d'anglicismes, qui regne dans nos salons. 
* * * 

Mais lorsque nous aurons conquis, aussi bien dans les arts que clans la ,Jitterature, la connaissance necessaire du metier, la probite d'expression, !es. qualites techniques, devronsnous recevoir !'inspiration des choses qui nous entourent ct Jes traduire en art. C'est alors que nous pourrons faire connaitre aux autres pays l'ame qui s'est developpee sur notre sol, ame que nous ne comprenons pas encore parfaitement nous-memes, pour la simple raison que, -a part de tre-" rares exceptions, -nous n'avons pas encore vibre au spectacle des choses qui nous entourent. 
N'est-il pas etrange, par exemple, que l'un des rares romans vraiment canadiens, ou se peignent quelques uns des aspects !es plus poignants de notre nature et de notre ame, ne soit pas !'oeuvre de l'un de nous, mais ce!le d'un frarn;ais de France? C'est que Louis Emond a su observer et decrire en artiste ce que nous voyons tous !es jours sans nous en emouvoir. . . Pourquoi a-t-il compris, pourquoi a-t-i! ecrit Maria Chapdelaine! II etait cependant, par sa mentalite, moins a meme qu'un des notres de comprendre l'ame de notre peuple ! C'est ainsi qu'il a assez inhabilement transpose en un fatalisme sans horizon ce qui, chez nos gens, est resignation 
215 

toute simple et toute chreticnne. Mais, ces reserves faites, batons-nous de dire qu'il savait le metier d'ecrire. La formation rtechnique des facultes d'observation, de description, de mise en oeuvre, -si rare panni nos-litterateurs, -lui a permis de saisir la matiere artistique, les valeurs litteraires de son sujet. Dessiner, c'est apprendre a voir, a-t-on dit. C'est par ce savoir faire que ce jeune ecrivain, enleve prematurement aux lettres canadiennes par un accident de chemin de fer qui lui couta la vie, fut un des premiers a nous reveler notre ame, OU plutot l'ame de ces colons de la region du Lac St-Jean, pays ou, semble-t-i! rien ne saurait inspirer un artiste. Mais c'est parce que son ame y etait preparee que cette nature grandiose et triste, ces moeurs. frustes foi ont revele des choses exquises, des descriptions emues a la fat;on de Pierre Loti, des analyses psychologiques d'un interet captivant. L'iime humaine, clans son intimite, est la meme sous toutes Jes latitudes, je le veux bien, mais elle revet une physionomie. particuliere chez !es differents peuples, -de meme que ~es visages si differents clans chaque individu ne modifient en rien, malgre leurs varietes infinies, !es lois de l'anatomie, 
lesquellles restent immuables. N'est-ce point vers la conquete de cette formation technique que nos artistes devraient faire porter leurs efforts? Ils semblent, a l'heure actuelle, assez inuti,Jement divises en deux camps. Les partisans de la litterature du terroir, qu'on accuse d'un esprit d'etroit regionalisme, veulent se confiner exclusivement dans le sujet canadien. Par contre, Jes tenants de l'art universe! et "largement humain" objectent que ce serait ravaJer leur art que de l'astreindre systematiquement a des sujets d'un interet patriotique de commande, dan, un pays Surtout Otl jJ n'existe a peu pres rien pour aes inspirer. Le folklore et le terroir sont, aleurs yeux, preoccupation mesquine, genre pueril depourvu de toute source d'inspiration naiment swperieure. Au surplus, indifferents a la question du sujet en art, je ne !es vois pas bien disposes atraiter autre chose que ce que leur suggere leur libre fantaisie, en s'attachant uniquement a la forme. Or precisement, si le sujet importe peu, -ce que je suis loin d'admettre, -ou s'il n'est que le point de depart d'une idee, je ne vois p~s bien qu'il 
216 

soit raisonnablle d'en rejeter aucun, ff1t-il canadien. 
II est generalement admis, du reste, que pour faire oeu

vre d'art, ii suffit de savoir s'emparer de la vie et l'exprimer 
dignement, et que, pour cela, la condition la plus simple of
fre Jes plus grands avantages. Or done, si elle est noblement 
exprimee, la tristesse de Maria ChapdeRaine peut me toucher 
aussi profondcment que Jes elegies classiques Jes plus ce
lebres; ii a suffi d'en traduire !'emotion. * * * 
C'est cette physionomie de !'a.me canadienne qu'il im

porte de faire vivre. Je ferai peut-etre bondir d'indignation 
certains critiques en affirmant qu'il y a telles pages infini
ment savoureuses et originales dans Jes ,egendes canadiennes, 
notamment dans celles de Phillippe Aubert de Gaspe, ecrites 
pourtant dans une langue assez pauvre; dans le conte de Lo1tis 
Olivier de Gamache, par !'Abbe Ferland, -voire meme dans 
Jes recits de Pamphile Le May. Plus pres denous, dans un 
style plus elegant et dans une langue plus chatiee, ii y a !es 
recits d'Ernest Gagnon, lescontes de I'Abbe Lionel Groulx 
et ceux d'Ajutor Rivard, que je ne donnerais pas, -qu'on 
me pardonne ! -pour toute la litterature pastichee des fer
vents de !'argot parisien. 
Si nous ne parvenons pas a etre emus, interesses par nos moeurs, par notre vie nationale, que pourrons-nous pro• duire d'original? Serions nous de ces ames livresques, pour qui l'univers n'est qu'encre et papier, et notre ambition serait-elle d'augmenter encore la legion des gens de talent, dont !'Europe deplore depuis longtemps la production toujours grandissante, et que Villiers de !'Isle-Adam a naguere si cruellement stigmatises dans Jes Deux Augures? 
Je crois simplement qu'il nous faut avant tout une litterature honnete par ~e metier, sincere d'inspiration. Si celle-ci est profonde et vraie, clle se ressentira fatalement de l'ambianc:e, de !'atmosphere, encore respirable je crois, ou nous avons le bonheur ou le malheur de vivre. La langue certes n'est pas de nous; le metier appartiendra a qui pourra le conquerir. II n'y a pas de musique canadicnne, pas de langue canadienne 
au_ sens rigoureux du mot, soit; mais ii y a des sujets canadiens, il y a !'a.me canadienne, !'emotion que l'on puise dans 1a communion des choses que l'on aime parce qu'on Jes connait 
bien. Arthur LETONDAL. 
217 
APAISEMENT 

La cloche des Minuits a sonne la retraite Des lents cloportes noirs qui se trainaient en moi, Et voici que revient fa phalange discrete Des phalenes dares comme un sceptre de roi. 
Minuit, des reves bleus tissent leur souple trame, Leur trame de desirs, d'espoirs entremeles. Reposante vision! vague profii de femme! Rythme longtemps berceur qu'ont !es beaux vers ailes ! 
0 cenacle interieur de mes choces pensees, J'avais craint, tant ce jour etait brumeux et noir, Devoir attendre en vain ces paupieres baissees. Que celent doucement Jes mains koides du soir ! 
Mais toutes, vous voila ! ]'en oublie un vieux texte Qui durant ce long jour a fait mon dos voute. Qu'apres son teint poudreux j'aime votre beaute ! Encor pour vous flatter je cherche un doux pretexte. 
Ah! je suis gai, ce soir. II faut me faire fete. Venez danser en rond autour de mon fauteuil. Venez comme autrefois, joyeuses, faire accueil A celui qui n'est plus votre tres cher poete. 
Le silence et la nuirt sont entres clans la danse, Et le vent accompagne en sourdine, dehors, D'un rythme si confus, si discret, si peu fort Qu'on a surpris la neige imitant leur cadence. 
Une invisible main a construit sur ma vitre Un froid palais de givre ou de cristal vermeil Pour y conserver pur des baisers du soleil Mon rev,e bienheureux sous son dome de vitre. 
Mais non, elle est en moi cette frele demeuire, Et quand je baisse ainsi !es cils bruns de mes yeux. Je suis sur de ·revoir plus belle d'heure en heure Sa fonne s'elevant dans un ciel radieux. 
Oh! ces marbres polis baignes de clair de lune! Ses couloirs mordores ou veillent des parfums, Eternisant partout la subtile rancune Du vague souvenir de mes reves defunts ! 
Un divan dans !es coins offre son dos verdatre, Et c'est la que je viens a loisir me poser Comme sur un gazon la paresse d'un patre, Qui regarde une etoile en son reve passer. 
Et l'etoile, c'est toi, dont Jes pales doigts freles Ont su capter Jes eaux de mon naissant amour, C'est toi, dont le cher rire avec ses notes greles A su chasser )'ennui des anciens mauvais jours. 
J e revois tes yeux bleus, le rouge de tes Ievres. Un desir en eclair traverse mon coeur fou, Comme ceux de jadrs dans l'ardeur de mes fievres, De nouer mes deux bras alentour de ton cou. 
0 ce baiser vainqueur ou s'en va tout mon etre! Ce baiser langoureux et long comme Ia mort, Et qui par sa douceur lentement me penetre De son neant si vague et si profond! 
Je dors. 
PIERRE J. DUPUY. 
219 
HOi1MAGE A NELLIGAN 

::--Jelligan est une figure hcroique et sacree; comme un heros et comme un saint ii a droit a la veneration et a !'amour. Tragiquement frappee, cette tete orgueilleuse s'est irremediablement derobee a !'art et a la vie. Sous ce front qui s~rait peut-etre devenu sublime, la folie a remplace des reves magnifiques. Xelligan n'avait qu'a peine exprime son ame magique que deja son cerveau s'engluait dans un egarement horrible et absolu. A quoi bon rechercher Jes cause:s d'un tel malheur ! II ne faut que pleurer la perte du tresor que Nelhgan portait en Jui comme une nef, et recueillir Jes epaves d'un si grand desastre. Mais, s'il est pathetique de songer qu'une si belle vie ne s'est pas accomplie, ii n'est que sterile de vouloir imaginer quelle oeuvre en serait sortie. Elle eut ete certainement grandiose. II convient seulement d'en ramasser Jes preliminaires et de considerer pieusement ces inutiles promesses de beaute. 
II n'y a pour aider aevoquer Nelligan que la preface de son oeuvre. L'auteur de cette preface fut un ami du poete. On le sent emu et reticent. II habille sous des metaphores vagues le recit qu'il aurait pu faire de la folie de Nelligan. Mais, le jeune homme que fut Nelligan, son ami le montre fantasque et romantique, plein d'allures etranges, et d'intransigeances decisives. II le montre evoluant dans un groupe de poetes et d'ecrivains qui remuaient alors quelques idees. II en etait, peut-etre moins admire que tels poetereaux de la descendance de Cremazie et de Frechette, a qui une renommee de cenacle a eternellement suffi. Emile Nelligan au milieu de ces jeunes gens d'alors devait pourtant etinceler comme un phare. II s'est conserve le souvenir de ce groupe qui s'intitulait !'Ecole Litteraire. Mais cela est vieux. La publication des oeuvres de Xelligan date de 1903. Lui-meme aurait aujourcl'hui plus de quarante ans (j'ai cherche en vain dans la preface la date de sa naissance). Le groupe a quoi ii appartenait est done tres ancien. 
Nelligan et ses amis admiraient Jes derniers pamassiens 

et rtous Jes symbolistes. En 1900, le symbolisme etait encore 
discute en France; au Canada, Nelligan devait etre rare alire 
Mallarme et Verlaine. Ces predilections, sans doute, l'influ
encerent On ne peut guere lire Verlaine, avoir une iime et 
n'etre pas touche profondement. La generation entiere a la
quelle appartenait Nelligan n'a pu echapper aune certaine joie 
d'avoir Ju Verlaine. C'est ce qui valut a Nelligan la reputa
tion d'etre un decadent. Ce mot stupide av,ait ete inventc 
en France pour Verlaine et pour les symbolistes. "Je suis 
!'Empire a la fin de la decadence", avait <lit Verlaine. On 
avait pris cela ala lettre. II ne manqua pas d'imbeciles au Ca
nada pour l'appliquer a Nelligan. Un ecrivain est decadent 
pour certains pions quand ii ne se fond pas en lieux communs, quand Jes metaphores qu'il invente n'ont pas traine dans tous Jes hons auteurs, quand ii possede une langue personne'lle et une imagination verbale qui lui est propre. Les beam< esprits de province qui redigent des chroniques clans le petit journal local, qui sont admires des dames intellectuelles de l'endroit pour leur esprit fin et leur brin de plume, preonent facilement pour "de l'argot parisien" tout ce qui est images neuves et tournures originales. Au Canada, a Montreal, cette senilite ignorante et ridicule pu1lule. Le pauvre Nelligan eut ainsi aessuyer les jugemenrt:s de messieurs pleins de finesse et de litterature. 
On l11i reprocha aussi, sans doUJte, son manque de patriotisme. Nelligan n'a chante ni Champlain, ni Montcalm, ni la feuille d'erable. ni "!'habitant canadien". Lui qui tenait a deux races, qui unissait ason sang franc;ais, du sang irlandais n'a jamais senti l'etrange besoin de magnifier avec son art, Jes anecdotes colonia1es ou Jes sempiternelles bergeries des Deshoulieres canadiennes. II n'a pas tenu acette sorte de litterature sentimentale tant en honneur au Canada et qui coule du plus mauvais Jean-Jacques et de la plus detestable Sand. Nelligan n'a jamais chante la nature ala maniere puerile de mademoiselle Blanche Lamontagne, ce qui consiste surtout aidea·l iser Jes jupons ma! odorants d'une paysanne et atrouver respectables et sacrees Jes faces sournoises des plus indecrottables villageois. II n'a pas campe, al'instar de tous nos petits 
221 
Bazins, des arches de Nioe en bois peint clans des paysages en celluloid. La sentimentalite champetre et la declamation historique qui sont Jes sources venerees de la litterature au Canada ne l'ont pas abreuve de leurs ondes patriotiques. Mais, se trouve+il encore des nationalistes qui ~ui rep.rochent ce dedain? 
Si la poesie ne tient pas a!'anecdote et si elle ne tient nulrlement clans certaines lois respectables telles que l'alternance rcgulicre, la cesure OU la rime, si la poesie est une certaine harmonie rythmique au service d'un certain lyrisme et d'une certaine passion, la poesie de Nelligan est authentique. Non ques ses audaces soient g,randes; elle ne sortit guere d'un t•raditionalisme de forme, vaguement affranchi. Mais Nelligan accuse cette divine liberte d'allure qui est une marque de "l'eternelle adolescence des poetes et des artistes". (1) I1 chante sans a,ut-re but ason art qu'etre une harmonie de l'humain. La douleur et la joie se melent en lui ala vivacite d'un coeur fervent; ii a exprime !'emotion sacree qu'il y a ase sentir un jeune hiomme plein de desirs et de craintes. II •a celebre l'enfance encore toute voisine, encore toute palpitante dans son coeur nouvellement viril; ii en a ressasse !es tendres souvenirs et Jes douces heures. II en a dit aussi l'angoisse secrete et !'apprehension sans motifs: 
Quelquefols je suis plein de grandes volx anciennes, Et je revis un peu l'enfance en la villa; Je me retrouve encore avec ce qui fut la Quand lo soir nous jetait do l'or par l~s persiennes. 
Et dans mon a.me alors soudain je vois groupees Mes soeurs a cheveux blonds jouant pres des vicux feux. Autour d'elles le chat rode, le dos frileux. Les regardant vetir, etonne, leurs poupees. 
Ab! la serenite des jours a jamais beaux Dont sont morts a jamais Jes radieux flambeaux, Qui ne brilleront plus qu'en flammes chimerioues. 
Puisque tout est defunt, cnclos dans le cercueil, Puisquc, sous les outils des noirs mac,ons du Deuil. S'ecroulent nos bonheurs comme des murs de briqucs! 
(1) Anatole France. 

II a ·chante d'une voix sentimentale non completement etrangere a Rodenbach, le charme discret et un peu bete des jeunes filles ; ii a aime !es jeunes filles comme un Laforgue qui serait naif et candide, ii !es a aimees comme un ecolier timide et romanesque et ii !es a chantees avec des metaphores d'enfant de choeur: 
Telle sur le vitrail de mon coeur je t'ai peinte, Ma romanesque almee, O pale et blonde sainte, Toi la seule que j'aime et toujours j'aimeral. 

Mais le petit gan;on qui reve le soir a sa cousine et qui evoque ses soeurs, se change faci~emcnt en un homme plein de reves virils et brutaux: 
Et mes rl;ves altiers fondent comme des cierges Devant cette Ilion eternelle aux cent murs, La ville de l'amour lmprenable des vierges. 

Nelligan est vraimenct le poete de !':adolescence; il a exprime cette ame troublee et vaoillante que !'on a a dix huit ans et que la vie tente et intimide comme l'embarquement a un beau voyage peut-etre tres dangereux. Nelligan, c'est cette ii.me inquiete et encore enfantine qui entre dans l:t vie comm" dans une eau tiede et frissonnante; elle y risque un geste mais se retourne frequemment vers l'enfonce qui demeure comme un jardin plein de securitc. A vec ses ferveurs catho~jques et ses affirmatiqns de scepticisme, ses chansons qui ressemblent a des rondes enfantines, ses mouvements passionnes vers le plaisir, ses candeurs de collegien et ses complexdtes d'antiste qui a Ju Malla•rme, tout cela fait de Nelligan un merveilleux adolescent qui dress·e devant la vie une figure passionnee et des gestes insouciants et pueriijs de pet.it gar~on. 
Par l'expression autant que par le fond, la poesie de Nelligan ace double caractere de virilite ardente et de puerile tendresse. II y avait en Nelligan une imagination qui ,eut compose une forte ordonnance litteraire. Deja, le jeune poete etait personnel. Des poemes comme Le Perroquet notent une fantaisie absolue et peu craintive ... II allait se rendre maitre d'une forme ou son ame palpitante s'exprimerait. Mais toute cette 
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magnifique agitation s'est arretee clans un tremblement de fou. II ne reste de Nelligan que le ~nton tres mele de ses poemes et comme le souvenir d'un jeune honune qui fut blesse mortellement .en pleine danse dans le soleil. Nelligan demeure une sorte de Sheherazade qui mourut avant d'avoir revele ses plus merveilleuses fables. 
Nelligan preseni,e d'ailleurs plus d'une signification, car, en dehors de son oeuvre qui est belle, qui est d'une originalite bien rare en ce pays-ci, ii est encore comme le lien enfin noue du Canada et de !'art. II est vraiment le premier jet vers la beaute d'une race enfermee dans le souci trop exclusif du bien-etre. Nelligan est une rievanche et un enseignement. A cause de lui, ii devient difficile ade certaines gens de n'avoir pas un peu honte. L'argent, enfin, Se revele n'etre pas tout dans le Nouveau-Monde. L'Amcrique n'est phis la proie des conquerants et des agioteurs; Pizarre et Rockfeller ne sont p!us de tres grands noms depuis que Poe, qu'Emerson et que Walt Whitman ont vecu. Le Canada, de meme que Jes EtatsUnis, a enfin franchi !'ere stupide et barbare des colonisations, et ii est entre dans la civilisation parce qu'un poete a pu naitre sur son sol et y perpetr,er quelques reves. 
Emile Neclligan se tient ainsi en figure d'arohange suscite; annonoiateur de beaute, d'ordre et de joie, ii se tient ineffablement a la porte d'un paradis qu'il indique a la noble ambition des hommes de bonne volonte. II n'impor<te qu'il ait ete foudroye a ce seuil meme et que sa depouille en marque le passage d:angereux et amer. C'est un vainqueur mort qu'il sied que !'on salue en Jui. Deja des jeunes gens ont approche du lieu etrange ou la mort et l'oubli sont souvent Jes derisoires lauriers des plus genereux combats. Je !es vois tourner vers cette porte des yeux fascines. Et je veux honorer en eux la belle tel1!:ative <le cette lutte car, qui dionc ici s'interessa jamais au spectacle qu'ils donnent? Tout poete en ce pays barbare est un homme singulier et isole. Mais je veux saluer des noms qui me paraissent une vengeance contre Jes esprits anonymes: Marcel Dugas, magicien qui fait rutiler Jes mots autour de Jui cependant qu'il fait danser des metaphores comme c!cs chiens savants dans une lumiere fardee de theatre; Guy 

Delah,aye, un peu rimbaldien depuis qu'il ne publie auc~n orecueil OU l'ironie de chaque piece est attenuee par le sentimental des dedicaces; Paul Morin dont on sent vibrer la fantaisie; Rene Chopin qui roucoule un harmonieux exil. Ainsi, la poesie que Nelligan avait allumee comme un phare ne s'est pas eteinte, et le Canada, grace acela, n'est phrs une terre de sauvagerie. 
Mais si la folie de Nelligan est un grand malheur pour la race tout entiere, ce malheur n'a guere ete senti jusqu'ici que par quelques jeunes esprits dont les gener,e,ux objectifs s'associent instinr.tivement aux reves d'un poete. Des jeunes gens ont senti tout le desespoiT qu'il faut apporter a un tel deuil. Des ames de jeunes filles ont ete touchees de la preoccupation que Nelligan avait eue pour le facile mystere de leur vi,rginite. Ainsi ii s'est cree autour du poete une assemblee melancolique mais digne de sa claire physionomie predestinee au double vertige de !'art et de la folie. 
R. LA ROQUE DE ROQUEBRUNE: 


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IGOR STRAVINSKY ET LA MUSIQUE RUSSE 
La musique russe est presque nouvelle puisqu'elle n'a pas encore un siecle d'existence veritable. Le regne de Paul Ier ne fut pas favorable au developpement de la musique en Russie et c'est sous Alexandre 1er, seulement, qu'elle prit un essor veritaMe et definitif. Bo1eldieu, Steibelt, Cavos et Sapienza qui ont alors sejourne longtemps en Russie, ont fortement contribue a son developpement. Les operas qu'on y jouait en ce temps etaient frarn;ais et surtout italiens, et quelquesuns de Spohr, Kreutzer et Winter. C'est ce qui explique Jes tatonnements et !es influences diverses des premiers compositeurs qui se soot essayes a un art russe. La premiere tentative est de Volkow en 1756. Elle fut suivie de quelques autres dont Jes plus importantes sont celles de S. Davidow et Cavos avec leur Roussalka (vers 18oo), de Verstowsky avec Ma£tre Tvardowsky en 1828) et surtout Tambe d'Asko/,1 ( en 1835). Mais !es musicographes placent en 1836 l'avenement de la musique russe dans l'histoire. Cette date correspond ala premiere oeuvre dramatique de Glinka, La Vie pour le Tsar. Je me plairais autant a reconnaitre Glinka l'aboutissement naturel d'une lente recherche qui n'a pas laisse d'oeuvre veritablement russe, mais qui a rendu possible une musique russe. La Vie pour le Tsar est en effet la premiere oeuvre qui porte une grande signification musicale et une ex
pression russe. Mais, malgre la lang:ue plus personnelle et plus precise des oeuvres qui ont suivi, malgre son grand desir de renovation musicale, Glinka ne s'est jamais departi d'une certaine influence italienne sensible dans toute ses oeuvres. Ses oeuvres espagnoles restent de la musique russe italienne. 
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Cependant Rousslan et Ludmilla est une ocm re plus srgnificative et plus achevee dans un style. Glinka n'a pas completemcnt realise son ideal, mais ii a devance son epoque. II est la plus haute personnalite musicale de son temps. Il est la premiere grande figure clans l'histoire de la musique russe. 
L'inf!uence de Glinka sur ses successeurs n'a pas ete immediate mais elle a ete reelle. Elle s'est surtout fait sentir <lans !'esprit de la musique plutot que clans Jes formes extcrieures. Les successeurs immediats de Glinka sont Serow et Dargomijski. Dargomijski, par sa rccherche de la vfritc dans !'expression musicale d'une action, par sa declamati0•1 froide, veridique et reflechie est tout a l'oppose du lyrisme exuberant. de Glinka. Son Convive de pierre, si peu lyrique, est ce qu'on appelle un modele de drame lyrique. La doctrine de Dargomij sk,i est une doctrine rea.liste. II veut que la musique exprime directement la parole, lc1. verite. II devait trouver, ainsi que Glinka, de nombreux adeptes aux theories contenues dans ses oeuvres. 
Rubinstein et Tschaikowsky se sont fait une place a part dans la musique, en dehors de la m\lsique cusse. Tous Jes deux, ils ont ete d'une fecondite etonnante et sans choix. Rubinstein a etc un pianiste transcendant. Compositeur, ii ne s'est jamais fixe dans une esthetique et towtes ses oeuvres, surtout ses symphonies, Yisent ala grand~ur sans y atteindre. Tschaikowsky s'est toujours conf,ine dans un romantisme d'occasion et superficiel. Ses six grandes symphonies soot, plutot que geniales, un imminent besoin de traduire une science acquise, confuse, conservatoriale et ennuyeuse. Si Tschaikowsky avait du genie, c'etait plutot celui de la "neurasthenie feroce" et mat appliquee. On se souvient de ses jugements sur Boris Godounow qu'il considerait "la parodie la plus basse et la plus vile de la musique", et de uous ses autres jugements aussi absurdes sur Beethoven, Wagner, Berlioz, Liszt et Brahms. Mais ii trouvait Massenet un genie et Marie-Magdeleine un chef-d'oeuvre complet. Du reste, ceci n'empechera pas Tschaikowsky de se maintenir avec Rubinstein clans une atmosphere de gloire tapageuse et remuneratrice. Ni l'un ni l'autre, ils n'ont arrete la marche de la musique qui n'etait pas entre !curs mains et 
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contre laquellc ils n'ont edi fie que des monuments insufii
sants. 
Bien plus interessant est le mouvement des "Cinq" ( 1) 
qui se sont attaches a!'expression de l'oricntalisme, du slavis
me, du naturisme deja en essence dans Glinka et Dargomijs
ky. Ils ont beaucoup traYaille en collaboration et ils se sont 
aides mutuellement afinir des oeuvres restees inachevees. Cer
tes, au debut, Jes "Cinq" n'etaient pas tenus en admiration par 
le peuple russe qui montra toujours une preference enthou
siaste pour la Dame de Pique, le Demon, Eugene Oneguine, ct 
une absolue negligence pour Boris Godounow et Pskovitaine. 
Mais ii s'est forme une elite pour comprcndre !'oeuvre des 
"Cinq". 
Cesar Cui est un mus1c1en sans grandre originalite et il est surtout remarquable par ses ouvrages theoriques. Ses operas, le Flibustier, Ratcliff et Angelo, sur des pocmes de Richepin, Heine et Hugo, denotent une grande culture generale et se rattachent par leur secheresse a !'influence de Dargomijsky. Mili Balakirew ressort de Glinka. II a peu ecrit pour le theatre et son oeuvre est plutot symphonique. Ses poemes symphoniques, Thamar et Russie, sont d'un lyrisme ferme et I'ecriture en est curieuse et presqu'actuelle. 
Borodine, c'est une grande intelligence, belle et tres souple. C'est un lyrique qui se rattache a Glinka et un melodisbe qui n'a recherche aucune forme nouvelle. Cependant la delicatesse et la couleur de son instrumentation sont la preuve d'une connaissance parfaite des nleurs. Le Prince Igor est considere une mauvaise oeuvre au sens dramatique, mais ses Danses soot une musique ven·euse et luxueuse et brillante (jui suffit ala gloire d'un musicien. 
Mais tous ces musiciens, quand ils ne voulaient pas s'accommoder de !'instruction alors organisee clans Jes conservatoires par Tschaikowsky et Rubinstein, de\ aient se con finer en eux-memes. On s'explique ainsi !'ignorance tres relative de Moussorgsky en matiere 11:heorique, et celle de Rim~ky-Kor-;akoff au debut de sa Carriere. Ils repugnaient a bon droit ase 
(1) Les Cinq: Cesar Cui, Balal,irew, Borodine, ~foussorgsky et Rimsky-Korsakoff. 

confectionncr une instruction de "cappelmeister". RimskyKorsakoff etait deja !'auteur de Sadko et de Pskovitaine quand ii a demande des connaissances harmoniques a l'':llemagne, aux "traites" de Cherubini et de Bellerman. R1msky-Korsakoff est d:onc devenu un savant et il n'apparait pas tres certain que Jes oeuvres de sa dernicre maniere soient tellement superieures aux precedentes. Elles le sont peut-etre et pour des raisons qui ne tiennent pas uniquement a sa science acquise. Une grande science au lieu d'empeclher un chef-d'oeuvre peut le faciliter. Aucune regle n'est absolue, et n'y aurait-il que le cas d'exception de Moussorgsky, on peut croire aux forces instinctives, ayiec l'appui de quel· ques connaissances gencrales de structure. Ce n'est pas ~e cas de Rimsky-Korsakow qui a toujours 6te predispose a la science. aIa grande virtuosite. Snegourotchka et le Cog d'Or sont des sujets irreel,;, fantaisistes et invraisembl~bles qui conviennet•~ parfaitement au talent ttes special de R1msky-Korsakoff qui est verveux, spirituel, ironique, sans emotion veritable et humaine. Mais Rimsky-Korsakoff s'est quelquefois facheusement abime dans J'elegance et le clinquant. II est si habile a peindre la nature, a evoquer l'irreel et le reve, ii est si savoureux et son orchestre est si "transparent" et colore que ce sont la, presque, de suffisantes compensations a sa virtuosite et a son manque de profondeur. . On a deja ecrit que Moussorgsky manquait d'instruction primaire et que Balakirew, pourtant si instruit, lui avait refuse des lei;ons. Mais qu'importe a Moussorgsky ce manque de science harmonique. N ullement embarrasse de lieux communs musicaux, ii s'est exprime avec spontaneite, originalite, simplicite et emotion. Sa langue est independante de tout systeme. II n'eut heureusement, jamais assez de constance ni d'aptitude pour se confectionn~r des r~cettes. Que no~s 
importe que Mousorgsky ne se so1t pas fa1t un style sans defauts puisqu'il a, malgre ce style, apporte a la musique une emotion plus naturelle, joyeuse et meilleure. II savait des oeuvres du passe l'ordonnance essentielle des formes et leurs lois in-times. C'est avec ces connaissances merveilleuses qu'il a pu constituer Boris Goudoimow qui est un chef-d'oeuvre unique clans la musique de la Russie. Saura-t-on jamais si 

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une grande science aurait empeche Boris ou en aurait fait une oeuvre ou plus, ou moins profondement belle? 
Moussorgsky, par son realisme, par sa declamation, presente des analogies avec Dargomijsky. Mais d-a.ns Moussorgsky, ii y a plus de verve, plus d'emotion, plus de vie, plus de mouvement. II est naturiste, ii a atteint a1.rne grande verite, dramatique jusqu'a la cruaute, et son emotion est aussi vraie que spontanee. 
Le mouvement des "Cinq" a ete considerable. II a ete sensible j usqu'a l'etranger. II a laisse une influence diverse et nombreuse. Apres Moussorgsky, qui a pousse le theatre lyrique a ,une verite et une emotion extremes, apres RimskyKorsakoff, qui a atteint a un pittoresque sonore presque sans limite, l'esprit de la musique en Russie change d'orientation. Les musiciens sont scrupuleux et hesitants acontinuer Jes pr<"decesseurs et plusieurs se lancent dans la rhetorique des formes conventionnelles. II leur semble un haut ideal d'atteindre a la grande science conventionnelle et academique. Certains degenerent !'art en neo-classicisme et en neo-romantisme, et s'abandonnent a la confection d'edifices h-remediablement morts d'avance. L'influence de Chopin et de Liszt s'est propagee et regne presqu'absolue dans certains esprits. 
Les musiciens sont si nombreux et si divers actuellement en Russie qu'il est impossible de les classer. Leurs productions sont en grand nombre et ils sont si aptes a se transformer qu'il est aussi impossible de preciser leurs tendances. II y a chez tous des qualites brillantes, beaucoup d'habilete technique. Tous cherchent a s'impregner des elements nationaux et demontrent pour cela des aptitudes diverses, plus ou moins heureuses. Ils ont en mains toutes !es ressources et en usent. Ils s'attaquent a toutes les formes. 

Joseph Withol et Antoine Arensky sont d'abondants melodistes. M. Stcherbatchew est un faiseur de musique de piano de meme que Jes deux Blumenfe:d. Liadow est un musicien facile. Gretchaninow a ecrit un quatuor que !'on dit etre bon. II y a Grodsky, Kopylow, Kapri, Conus, Simon, Sapellnikom, Korestchenko et Artsiboutchew avec sa Polka caracteristique pour orchestre. Glazounow, Rachmaninoff et Lia• poonow sont des compositeurs et rien que cela, encore que Glazounow et Liapounow en deviennent presqu'interessants, l'un avec son neo-classicisme, l'autre avec son ne.o-romantisme. Gretchaninow, Maykapar et Medtner sont des hons musiciens plutot que des createurs, comme ii y en a partout, autour de quelques rares genies. 
II y a Scriabine dont les tres curieuses revelations sont d'un genie fecond et ultra-sensible, mais encore dependant puisqu'il est wagnerien. II nefaut pas tenir compte a Scriabine de s'etre convenu dans une esthetique glorieusement romantique et deja fatiguee. Son genie sensible y a imprime un mysticisme d'une melancolie cerebrate et presque physique qui est son etre tout entier. Le premier fond de ce mysticisme est dose d'un etat d'ame romantique, et c'est la OU ii est humain. II est debordant d'emotion melancolique, debordant de tristesse, mais ii s.ait la mesure. Apres avoir beaucoup ecrit dans un style qui ne lui etait pas absolument personnel, Scriabine s'etait trouve un systeme generique base sur le son fondamental et ses harmoniques. II a exploite ce systeme avec un rare bonheur et ii l'a souvent masque jusqu'a nous le faire oublier. II a donne a sa melodie une flexibilite et une douceur incomparables. Son mouvement melodique est nouveau. C'est avec ces divers elements qu'il construit son harmonie. Mais cette harmonic n',est pas seulement verticale, et elle ne se complete qu'entendue horizontalement. Elle n'est pas simultanee, mais consecutive. Les divers elements qui la 
produisent sont amenes naturellement et poursuivent chacun upe ligne qui leur est assignee. C'est de la polyphonie. 
Scriabine a cede ades prboccupations exterieures a l'esthetique de ses devanciers russes. II a recherche une originalite, une nouveaute, en adjoignant ases oeuvres des symboles et une signification litteraire. Mieux, ii a incorpore a la mu!iique !'element feu. Mais je ne sais pas clans quelle mesure ii a realise !'expression de ce dernier element. Ainsi, sa musique trouverait un complement ou un indice de sa signification dans une glose definie, exterieure aux elements purement musicaux et desormais inseparable. Mais le meilleur Scriabine 

est beau independamment de toute cette volonte intr:i..,sir,:!aP.te 
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a appliquer une signification spcdale et une portee esthetique. Cette esthetique de Scriabine devrait tenir de tongues dissertations mais e lie n'est pas ici mon objet. 
On pourrait croire que la musique russe etait nee d'un besoin national, mais si on -excepte Scriabine, depuis Jes "Cinq" die apparait plutot un ensemble d'elements etrangers ma! assimiles. Certes, cet art est toujours a base de melodie populaire, nationale, mais ii est superficiellement organise et clans la plupart des cas, ii a vite tourne au virtuosisme. Beaucoup, qui n'ont que du talent, demontrent clans le maniement du materiel sonore une dfrayante habilete. Dans fordre expressement musical, on sent une inquietude non moins effrayante. Apres Scriabine et plus pres de nous, Igor Stravinsky est la seule forte personnalite musicale de la Russie. 
Au debut du 2oe siecle, Igor Stravinsky apparait vouloir regenerer !'art de son pays et le tremper aux sources vives du sol. II semble vouloir pousser a !'extreme, '1'orientalisme et le naturisme de Moussorgsky et de Rimsky-Korsakoff. Mais son evocation du surnaturel, son audace tranchante a !'expression du nu atteignent a une plus grande forc,e de persuation. 
Le nom de Stravinsky est etroitement lie a !'action des "Ballets Russes". Ses oeuvres leur etaient pour ainsi dir,e dediees et c'est eux qui les ont revelees. Les Ballets russes ont cte d'une capitaJ.e importance dans !'evolution artistique de ces derniers temps. Je ne veux pas discuter de leur but, de leur objet qui a souvent ete le succes, le succes tout court, le contentement de n'importe qui. C'est l'effet de toute organisation forcement commerciale et ii r a la beauooup de veritable adresse acaptiver le bourgeois et a reussir. Mais ii y a !'effort, la recherche de tout un grottpe d'arti~tes au service de quelques genies createurs. Et rertaines realisations , 1c~ Ballets msses equivalent a des creations et sont indiscutablement du grand art. Cette collaboration complexe de poetes de musiciens, de danseurs, de peintres, de chanteurs et de costumiers, incorporee aune meme certaine essence brutale et a une certaine barbaric raffinee, a produit des ensembles d'une magnificence insoup<;onnee. C'est la musique et la danse jointes a !'art du decor, du costume et de la mise en scene; c'est 
de I'exterieur d'une part et de l'artificiel, mais du prodigieux. Ce sont Ics noms de Rimsky-KO'l"sakoff, Strauss, Stravinsky, Debussy, Ria.vet Nijinsky, Fokine, Bakst, Sent, Benois, Roerich, Gontcharova, Kousnetzow, Karsavina, etc... Mais c'est surtout Stravinsky dont les Ballets Rtisses et les Concerts populaires Monteux ont reveles a Paris l' Oiseau de F eu, P etrouchka, Le Sacre du Printemps et le Rossignol. Et c'est aussi Nijinsky, dans sa renovation de la danse, qui est un createur prestigieux et reellement humain. 
L'Oiseau de Feu est une oeuvre de debut, diversement influencee de Rimsky-Korsakow, de Debussy, de Ravel et meme de Wagner. Cependant, on y sent un esprit ferme, incisif et decide arejeter toute influence dont !'assimilation n'est pas heureuse. Et Petrouchka, encore qu'une oeuvre incertaine, prouve surabondamment qu'il faut beaucoup attendre de Stravinsky. Petrot4Chka, c'est un orchestre prestigieux qui deroule les scenes burlesques, capricieuses et brutales d'une Russie paienne et primitive. La forme du ballet, son plan, impose et excuse ici une infinie variete de rythmes meles, et un certain desordre dans !'organisation sonore et plastique de !'ensemble. Mais ii fallait ces realisations qui ont permis a Stravinsky de degager sa personnalite et de donner le Sacre du Printemps. 
Le sujet du Sacre du Printemps c'est, en synthese, la genese de l'humanite OU tous Jes gestes sont instinct, brutalite instinctive. C'est le contraste rudement expose entre les creatures humaines. C'est la vie intense de l'etre pres de la terre, rampant, grouillant, sans arrangement, sans elegance et sans faussete, fruste mais savoureu.x. C'est le primitif a la recherche de l'art. C'est la naissance de !'art en mouvements encore primordiaux, rudimentaires mais harmonieux. Ce primitivisme devait etre un etonnement complet pour les esprits mondains habitues a un spectacle somptueusement vide et reduit a une virtuose danseuse. Jusque la, le ballet etait un amusement en fan tin ou brillait un gymnaste aga<;ant; ii etait un arrangement inferieur et souvent choquant avec ses pas conventionnels et ses mimiques inintel1igentes des grands cabotins de la danse. Mais ii convenait aNijinsky de regenerer 
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la danse. L'art de Nijinsky dans le Sacre, c'est la pulsation du corps sorti de la terre, encore convulsi f et ctonnc, mais nature!. C'est la vie dans un rythme vivant, ou figure, ou symbolique. C'est un art traditionnel en ce qu'il se rattache a l'etre des premiers temps. C'est une evolution naturelle de la danse, une renovation, mais c'est aussi une re,·olution de la danse que l'inanite des derniers siecles en cette maticre avait immobilisee clans !'artifice de la pure virtuosite. La danse redevient humaine. 

La musique du Sacre est une des plus curieuses et des plus interessantes manifestations musicales de ces dernieres annees. C'est de ·la musique de ballet et certains veulent qu'elle ne soit a sa place qu'au theatre. II est sur que, separee de sa choregraphie et privee de son mimodrame, elle perd de sa portee, mais en quelques rares parties seulement. Cette musique revele peut-etre encore des influences debussystes, aussitot rejetees qure signalees. Elle est petrie d'un folklore innombrable. C'est le folklore russe, slave, c'est surtout le folklore asiatique avec tous les defauts et Jes avantages qui incombent asa langue, asa monodic par-a-coups et par contrastes. C'est un ensemble d'une etrange disparate. Mais Stra
vinsky n'emprunte pas it:oujours aux motifs populaires. In1pregne de leur esprit, ii en Cree de nouveaux dans un caractere encore plus propre a son esprit. Son asiatisme n'est done pas d'emprunt, mais d'instinct. Les themes de Stravinsky sont courts, souvent que de trois ou quatre mesures, et ils se maintiennent clans des intervalles rapproches. Il Jes appuie fortement de rythmes metes et ii loge dans une seule phrase un nombre irregulier de mesures et de rythmes qui se transforment et changent au cours des mesures successives. Toute cette matiere prete a des contrepoints fantastiques qui se jouent clans des rapports de seconde rnajeure ou mineure, de septieme majeurc, d'octave augmentee OU diminuee. II organise ces contrepoints simples, melodiques, en contrepoints d'accords; il les superpose et les etage dans trois ou quatre differentes positions avec une absolue desinvolture. Ces sonorites, ces accords, ces agr.:egations audacieuses rcpondent a la correspondance des sons harmoniques reduits a l'etat fondamental autour du son generique. C'est, certes, un procedc 
tres apparent, mais Stravinsky, avec oes moyens, exprime des choses qui Jui sont propres et qu'aucun autre n'arriverait a realiser. Timbre, sonorite, c'est de l'inoui, mais tres possible et exp1icable. 
La fonne du ballet impose a la musique die sortir de son objet rigoureux ; elle oblige presque a un art decoratif. En devenant mimodramique la musique du Sacre sort de son objet et elle n'est plus de la musique pure. C'est peut-etre ce qui fait qu'elle semble a quelques-uns n'exprimer rien d'humain. Encore faudrait-il savoir ce qu'on a convenu de signifier par humain en matiere d'expression musicale. Au premier abord, cette musique semble fragmentaire, ,elle se presente peut-etre par petites parties consecutives, par facettes qui se di'sloquent sans necessite, mais ii n'ren faut pas si tot conclure qu'elle n'est que pittoresque ou descriptive, ou que de l'audacieuse habilete. C'est une musique qui surprend, qui etonnie, qui renverse, mais qui emeut aussi et par des moyens inhabituels. Les musiciens usages, savants et compasses dans Jes prejuges d'ecole ne se rendent pas a ce genre d'emotion. Pour eux, !'emotion s'obtient sur r1ecette et elle est surtout sentimentale ou melancolique. L'emotion de Stravinsky n'est pas -,entimentale, et elle s'adres~e plutot au fond brutal de •l'etre, en ce qu'elle ne possede pas ce fini, ce poli auquel nous avons accoutwne. 
Le Rossignol est un "conte lyrique" en trois actes sur un conte d'Andersen. II fut realise au theatre avec Ia collaboration d'Alexandre Benois. Ce conte devai,t entrainer Stravinsky a faire son oeuvre jusqu'ici la plus prenante et musicalement la plus belle. Le premi~r acte, ecrit en 1909, differe tres sensiblement des deux autres qui elemontrent une effrayante personnalite et une maitrise presqu'absolue. Le premier acte rappelle l'epoque de l'Oiseai, de Pei,, mais !es autres sont une assimilation parfaite de !'auteur par lui-meme. Rien n'est ici saccade OU fabrique par a-coups. II y a encore une grande compl-exite, mais elle est le resultat nature! d'un esprit normal et qui s'ecoute. On y trouve •!es memes harmoniques que dans le Sacre, reduits dans le meme ordre, et quelques nouveaux, eleves jusqu'au ton 19, qui se reduisent par demi
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tons de plus en plus imperceptibles. Tous ces sons harmoniques transposes, dans l'orchestre de Stravinsky, sont d'un effet troublant, quelquefois dur, mais combien savoureux. Une certaine brutalite a disparu, que ne comportait pas le sujet, de meme que certains abus faciles de folklore, et Le Rossignol en apparait d'un organisme moins rude que le Sacre. La musique du Rossignol, celle des deux derniiers actes du moins, se maintient dans •Jes lirnites extremes du complique et elle en devient d'une extreme simplicite, tant !'organisation de ses moyens d'expression est naturelle. Le Rossignol est encore mieux construit que le Sacre. L'unite y est produite par un simple rappel de motifs, chaque fois discretement differencies et nuances. Un meme motif impregne Jes trois parties de son en~emble. II manque, certes, au Sacre la cohesion de la maturite, mais dans le Rossignol, oette cohesion existe, elle est evidente. Cependant, elle ne satisfait pas tout •le monde et certains reprochent a cette oeuvre de manquer de souffle et n'etre pas de grande envergure. Elle manque peut-etrc· de souffle, mais par inhabitude de notre esprit a ne percevoir clairement que du deja pense. Elle manque de souffle et d'envergure par notre intransigeance a n'admettre comme tel que ce qui ,correspond a nos facultes souvent limitees. Ses dimensions suffisent a son objet et elles sont proportionnees au sujet. Sa musique est propre a son sujet et sa langue ason 
objet. Stravinsky, par la truculence de son orchestration s'apparente a Rimsky-Korsakoff. Mais l'orchestre de Stravinsky revet encore plus de merveilleux. II arrive a une grande puissance avec des moyens plus simples, si compliques qu'ils soient en apparence. Dans le Sacre et le Rossignal, l'orrchestre a cause de certaines combinaisons de notes et d'instruments, occasionne des impressions qui ressortent peut-etre au domaine physique, mais dont la puissance est indeniablement savoureuse. C'est un bel exemple d'heureuse influence que cette orchestration. Elle fait penser a Strauss, a Ravel, a Debussy et elle est une orchestration propre a Stravin.,ky. Elle empoigne jusque dans des regions inconnucs. II me semble plus juste d'essayer de juger un musicien contemporain -et a plus forte raison Stravinsky, jeune et 
tres actuel -par le resultat de ses oeuvres dans l'organisme sonore, plutot que par leurs moyens d'expresion. L'essence musicale organisee dans une oeuvre, c'est sa plus forte realite et cdle qui demeure, tandis que le moyen de produire cette essence, s'il est interessant, est mobile, fugace et jamais le meme. Que !'auteur arrive a produire exactement sa pensee, son sentiment, ii en a tout le merite, et c'est ce sentiment une fois exprime qui interesse. Je ne m'inquiete done pas de savoir si Stravinsky a ecrit ses ballets pour ses interpretes, pour Nijinsky, ou dans un but musical ou extramusical, encore qu'au!-si choregraphique. L'oeuvre existe, realisee, et elle est un ensembJ.e complet avec sa choregraphie. II faut la prendre telle qu'elle est et non telle qu'elle n'est pas, telle qu'elle aurait pu etre selon les formules habituees. 

Stravinsky est aussi !'auteur de "Trois poemes de la lyrique japonaise" pour voix, piccolo, flute, clarinette, piano et cordes. Trois oeuvres de pet~tes dimensions ou la tache de chaque instrument est limitee, mais dont le groupement par trois ou quatre a la fois, atteint en quelques mesures a une etonnante puissance d'evocation. 
Depuis 1914, ii a paru des pieces pour quatuor a cordes (gue le guatuor Flonzaley a deja du faire entendre a NewYork). Une oeuvre pour voix et instruments, Nace de Village, dont le sujet est tire de la vieille Russie, a probablement deja paru. Un Ballet-Cantate et un poeme religieux, Liturgie, sont en oeuvre depuis 1915-16. Ces oeuvres me sont forcement inconnues. Selon leur sujet, elles apparaissent devoir etre de proportions et de significations diverses. Litttrgie et Nace de Village appellent a une emotion differente de cel1e a quoi Stravinsky nous a jusqu'ici habitues. II ne faut cependant pas regretter que Stravinsky se soit toujours complu dans une emotion d'une espece particuliere, plutot intellectuelle que sensible. II devait subir profondement la tension de son esprit. Mais le sentiment de l'humanite ne saurait completement echapper a un esprit aussi profond que le sien. Stmvinsky s'est beaucoup occupe de sa culture qui est deja complete et raffinee, asiatique et occidentale. Ii est inevitable que dans ses premieres oeuvres, on sente surtout des 
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preoccupations materielles. Mais Stravinsky possede maintenant sa langue et le Rossignol trahit moins de preoccupations uniquement exterieures. Cette oeuvre est reellement simplifiee, naturelle et porte !es germes d'une veritable emotion humaine. On peut accepter que des oeuvres ne comportent obligatoirement aucune emotion qui ressorte uniquement aux forces humaines et ne soient que de l'artificiel prodigieux, qu'un produit des forces de !'imagination et de !'intelligence. Des oeuvres semblables doivent etre parfai,tement irreelles et parfaite de forme. Elles sont factices, froides, sans vie, et ne peuvent etre qu'un plaisir de l'esprit. Mais Stravinsky promet autre chose. S'il s'abandonne a soi-meme dans des conceptions plus purement musicales, ii y a lieu d'attendre de lui une oeuvre hurnaine. (1) 
LEO-POL MORIN. 


(1) Consulter Jes articles et Jes livres de Lavignac, Marnold Toye, Stanley Wise, Laloy, Soubies et Calvocoressi sur la lllU• sique russe et sur Stravinsky. 
DIALOGUE DES BETES LES ENFANTS Pauline:-Blanche-Adine m'a telephone qu'elle 
ne pourra 
pas venir; sa petite Guglielmette a la rougeole. 
Lucrece :-Je n'a,j ,pas ame plaindre; cet hiver, mes enfants n'ont encore rien eu. 
Bertha:-Il ne faut pas dire <;a! Vite, touchez du bois. 
Messalinette :-Mon ainee finit son cours ce printemps; comme je vais me sentir vieille d'avoir une grande fille a la maiison ! 
Pauline:-Votre f.ille est a Saint Priala; je crois que je mettrai la mienne la, l'automne iprochain. 
Messalinette :-C'es.t le seul couvent distingue; on ne Jes force pas tr◊ip sur des etudes inutiles, et on Jes prepare bien a la vie du monde, on les habitue aux receptions, \aux thes. Enfin on donne a nos filles une education fort serieuse. 
Polyeuctete:-L'educahon des gar<;ons est plus difficile; ils sont en butte atant de rtentations ! Mon aine, •par exemple, aime beaucoup la lecture, je suis obligee de veiller a ce qu'il ne lise ;pas de livres fran<;ais; je ne lui laisse lire que des magazines americains, afin qu'il ne se corrompe pas trop jeune. 

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Sagacee :-Je n'ai pas encore vos soucis, fos miens sont trop jeunes; idoS sont encore sous !es soins de "nurse." 
Bertha:-Comment nos meres ,peuvaien t-elles faire pour se passer de "nurse". 
Sagacee:-Maman ne veut pas comprendre le systeme moderne d'educaJtion; ce qui l'ennuie .Je plus c'est qu'elle ne peut pas causer avec mes enfants, elle ne sait ,pas un mot d'anglais, et Lionel et Marcelin n'ont pas encore commence aapprendre le fran<;ais. 
Pauline:-Que! age ont-iil,s? 
Sagacee:-Marce·Jin a huilt ans et Lionel a neuf ans. Ce sont de grands gar<;ons, je vais bientot Jes mettre au college. 
Bertha:-L'education des enfanlls, de nos jours, est certainement faite plus serieusemen,t qu'autrefois. 
Sagacee:-ll est eviden't que nos meres ne savaient pas .elever leurs enfants. 
PAUL BRUNOT. 
"LES MARGES" :-La revue "LES MARGES", ·reparait apres une interruption de pres de quatre ans. Le numero du rs mai 19r8 qui suit celui du rs juil1let 1914 en est la continu,ation logique. Cette revue, fondee par Eugene Montfort, (I) Jutte depuis 1903 pour de saines idees litteraires et pour la "tradition", une des meilleures traditions fran~aises, celle de Rabelais, de Montaigne, de La Fontaine, de Moliere, de Stendhal. Les Marges reconnnaissent pour leurs m'aitres Gourmont, Verhaeren et Anatole France. Dans sa livraison de mai, elle rend hommage a ces grands esprits qu'etaient Emi4e Verhaeren, et Remy de Gourmont. Cette livraison contient aussi une lettre inedite de Gauguin sur la peinture et quelques dessins de ce grand peintre; un article de Paul Aeschimann sur Je., t~ndances de la jeune poesie fran~aises et son orientation depuis la guerre, une nou\'elle de Louis Codet, etc.... 
JOSEE R. R. 
(1) Eugene Montfort est !'auteur de "La Turque", roman realiste et etude de moeurs fortement analysees et decrites, des "Noces follcs" de "La Chanson de Naples'' et de plusieurs etudes de critique litteraire. 

•I 
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Autour de la Maison, par Michelle Le Normand :-Melle Michelle Le Normand ree.dite l'agreable livre qu'elle a publie ii y a deux ans. Le grand charme de ]'oeuvre de Melle Le Normand est d~ns la simplicite de son style et dans le realisme discret de son imagination. Autour de la maison, c'est l'histoire d'une ame de petite fille au milieu de sa famille. On voit un vieux village, une maison un peu ancienne, des chambres aux meubles un peu demodes, toute une atm10sphere legerement surannee et provinciale. II a ainsi ete cree une ambiance favorable a l'eclosion d'une personnalite enfantine et, comme Melle Le Normand ccrit sans aucune sentimentalite, la petite fille qu'elle a evoquee est vivante. Ce joli roman, qui est de la litteraiture de jeune fille, est presqu'une chose neuve. C'est un ouvrage qui dcpasse, en tout cas, !'art des jeunes filles, la broderie, l'aquarelle ou le piano "clans !es quartiers aises". Ce sera toute •une 'revolution si les jeunes filles se mettent a avoir du talent. Mais Me11e Le Normand devrait lire Charles-Louis Philippe. Elle aimerait cela, car Charles-Louis Philippe qui est si chaste et si simple, est vraiment une sorte de jeune fille geniale. 
R.R. R. 

ELECTIONS: L'Academie Franljaise et l'Academie des Goncoitrt.-Que Mgr. ~audrillart, que M. le Marcchal Joffre, qu~ 
M. Jules Cambon soient de l'Academie cela n'a aucun intcret litteraire, mais que Paul Fort qui est W1 grand poete ait ete repousse au profit de Rene Boylesve qui est un petit rornancier, cela est tres significatif. Preferer Mademoiselle Cloque aux Ballades Fran~aises est un signe de profond gatisme; rnais ce qui sauve cette etrange institution c'est q,.i'elle possede toujours quelques grands noms; elle a\'ait Anatole France. Maurice Barres et Henri de Regnier et e!le \'icnt de s'adjuger Fran~ois de Curel. -L'Academic Go11court clit 11. Jean 
Ajalbert aux depens de Georges Courteline ce qui est un peu io.rt, et elle · re<;oit Henry Ceard que tout le monde croyait mort depuis longtemps. Ce revenant qui fut un realiste honnete, qui est l'un des auteurs des "Soirees de Medan" qui fut un habitue du Grenier d'Auteuil ,wait sa place marquee depu,is fongtemps al'Academie Goncourt. 
R.R. R. 

GOUNOD :-Le centenaire de Gounod itombe cette annee. Malg.re !es preoccupations si peu musicales de ce temps, de nombreux musiciens ont rendu hommage a cette gloire francaise. On a il"emis en memoire Jes discussions et Jes enthousiasmes qu'ont suscites FAUST et ROMEO aleur apparition. On ecrit ensemble Jes noms de Berlioz, de Ftianck et de Gou... nod, ce dernier, le seul musicien de ,theatre, en France, de son temps. Tout cela est fort j uste et fort louable, mais comme on sent un imperieux besoin de se replier sur soi, d'admirer coute que coute une gloire fr-an<;aise et de 1'imposer ! Qu~lle douloureuse ironie que certains revirements occasionnes par cettJe guerre ! Et que Gounod, un certain Gounod est 
loin de nous! Mais Gounod est, incontestablement, un musicien de genie. C'est le genie de la tendresse et de !'emotion intime. Personne, mieux que lui, a son epoque, s'est arrete a traduire la fervel.l'r passionnee et tendre des jeunes am'Oureux. II y a exprime une poesie profonde et emouvante. Tou,te son oeuvre prouve a quel point ii considerait la musique "un art d'emotion et de sentiment". Plutot qu'u111e grande intelligence, ii fut tres sensible, cependant que tres cultive. Certes, Gounod ne s'est pas beaucoup preoccupe de renouveler Jes formes thooriques. II manque ason oeuvre un centiain interet technique, son metier est peu interessant, Sa melodie ciroulaire predomine des accompagnements pau'Vres 
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et sans richesse harmonique, ii charge la voix d'ex.ercices qui ressortent plutot aux instruments, son orchestre est souvent pauvre, mais ii avait en Jui une reserve d'emotion qui l'a toujours heureusement secouru quand ii yavait de l'amou,r aexprimer quelque part. Beaucoup de chioses ont vieii'li clans son oeuvre, !es panties exterieures, Jes formules d'expression, l'ecriture, mais ]'essence fondamentale de sa musique reste toujours aussi sensible. Dans son epoque, pourrie des ec1abous
sures de Meyerbeer et d'Off.enbach, petrifiee dans un insipide empire ou germaient Jes mediocres Masse et Thomas, Gounod est une admirable figure de transition. 
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